Recherche: le piratage et le comportement du consommateur

Avec l’avènement de l’ère de l’information, le citoyen de n’importe quel pays développé a désormais accès à une quantité considérable d’information de toute sorte. Les actifs physiques (les usines, l’équipement, l’immobilier), autrefois piliers du système économique, sont désormais supplantés par la connaissance et la maîtrise de l’information, d’où une emphase accrue sur la protection de la propriété intellectuelle. Le piratage de logiciel est considéré comme un cas de violation de cette loi. En qualifiant cette pratique de criminelle, les causes ont été attribuées à des processus psychologiques et aux caractéristiques de l’individu. Dans son article intitulé The impact of national culture on software piracy , Bryan W Husted analyse certains facteurs contextuels, en particulier la culture nationale des individus, et s’interroge sur sa relation avec le piratage de logiciels.

Les logiciels s’avèrent être une entité particulièrement vulnérable à la duplication illégale et à la contrefaçon, étant donné la facilité avec laquelle les copies peuvent être réalisées à un coût négligeable. En outre, la copie ne présente pas une qualité dégradée par rapport à l’original. Ainsi, le montant total des logiciels piratés s’élevait à 13.2 milliards de dollars US en 1996.

Glass et Wood (1996) ont utilisé la théorie de l’équité empruntée à la psychologie sociale pour expliquer la décision de la personne qui prête un logiciel destiné à être copié. Ils ont étudié les intentions de 271 étudiants non gradués de fournir des logiciels à d’autres étudiants dans le but de produire des copies illégales. Ils ont découvert que le problème du piratage de logiciel est souvent perçu non pas comme un problème éthique, mais comme le résultat de l’évaluation de l’individu concernant l’équité de la distribution (distributive fairness), qui se base sur le ratio du rapport entre ce qui est donné et ce qui est reçu. Rappelons que d’après l’étude de Logsdon, Thompson et Reid (1994), les étudiants perçoivent souvent le piratage de logiciels comme un thème impliquant une faible intensité morale.

Traphagan et Griffith (1998) ont démontré que, bien que les différences au niveau des taux de piratage de logiciels soient attribuables en partie à la richesse du pays, la culture joue également un rôle important, comme l’attestent les différences constatées dans ce domaine entre la Finlande et l’Espagne (26% contre 76%). D’après Steidlmeier (1993), la protection de la propriété intellectuelle est profondément ancrée dans les valeurs culturelles occidentales de libéralisme et de droits individuels. Le point de vue européen contraste de façon importante avec l’emphase sur l’harmonie sociale et la coopération qui prédominent en Asie, comme l’ont remarqué Swinyard, Rinne et Keng Kau, 1990 et Donaldson, 1996. Beaucoup de pays en voie de développement n’acceptent pas la légitimité du monopole sur la propriété intellectuelle revendiquée par les entreprises. En outre, les ressortissants de ces pays sont plus affectés par les conséquences de leurs actes sur eux-mêmes, leur famille et leur communauté que par le caractère illégal de la copie de logiciels. Whitman, Townsend, Hendrickson et Rensvold (1998) ont trouvé des indicateurs de l’intéraction entre la culture et l’éthique de l’utilisation d’un ordinateur.

Hofstede (1997) définit la culture comme « la programmation collective de l’esprit qui distingue un groupe de personnes d’un autre ». Kluckhohn et al. (1951) définit une valeur comme une conception, explicite ou implicite, particulière à un individu ou caractéristique d’un groupe, de ce qui est souhaitable. Cela influence la sélection des moyens d’action. Six hypothèses ont été formulées:

    Hypothèse 1 : Le taux de piratage de logiciel diminue avec l’élévation du niveau de développement économique.

    Hypothèse 2 : Toutes choses étant égales par ailleurs, le taux de piratage de logiciel augmente avec l’élargissement de la classe moyenne.

Les travaux de Geert Hofstede nous montrent comment des valeurs reliées au travail peuvent être associées au piratage de logiciels. Ce chercheur a considéré cinq de ces valeurs qui caractérisent différentes cultures dans le monde : le degré de soumission au pouvoir, l’individualisme, le caractère masculin, l’aversion à l’incertitude et le dynamisme confucéen. Ces valeurs sont directement reliées à l’activité économique, contrairement à celles de Rockeach (1973).

Selon Hofstede (1997), le « degré de soumission au pouvoir » (power distance) indique jusqu’à quel point les membres les moins puissants des institutions et organisations d’un pays acceptent une distribution inégale du pouvoir.

    Hypothèse 3 : Le taux de piratage dans un pays augmente avec le degré de soumission au pouvoir.

Hofstede (1997) définit les concepts d’individualisme-collectivisme comme un continuum indiquant jusqu’à quel point les liens entre les individus sont étroits. Dans les cultures collectivistes, la moralité est définie en termes de bénéfices du groupe interne (la famille, les amis, les compagnons de travail), ce qui implique l’entretien d’une solidarité. Les membres de ce groupe sont placés sur un pied d’égalité. Glass et Wood ont analysé le piratage de logiciels comme un échange impliquant une évaluation de ce qui est reçu comparativement à ce qui est donné (théorie de l’équité). Ce type de calcul semble logiquement prévaloir dans une culture individualiste. La culture collectiviste, quant à elle, met davantage l’emphase sur le partage désintéressé au sein du groupe interne, et le logiciel n’échappe pas à la règle.

    Hypothèse 4 : Plus la société est individualiste, moins il y a de piratage.

    Hypothèse 5 : Le degré de masculinité d’une culture est corrélé positivement avec le taux de piratage.

Selon Hofstede (1997), le concept d’aversion à l’incertitude indique jusqu’à quel point les membres d’une culture se sentent menacés par l’incertitude ou des situations inconnues. Cela reflète une certaine intolérance à l’ambiguïté dans une culture donnée et réduit la propension des gens d’affaires à percevoir des problèmes éthiques.

    Hypothèse 6 : Le taux de piratage augmente avec le niveau d’aversion à l’incertitude (uncertainty avoidance).

Il est clair que certaines variables sont corrélées entre elles. Par exemple, les pays les plus riches ont tendance à privilégier l’individualisme et à faire preuve d’un faible degré de soumission au pouvoir. Ces pays auront plus tendance à s’insurger contre les inégalités. Les données semblent corroborer les hypothèses 1 (richesse économique), 2 (inégalité de revenu) et 4 (individualisme-collectivisme). Les hypothèses restantes ne peuvent être acceptées.

Cependant, comme le précisent Wines et Napier (1992), la relation entre les valeurs morales et les pratiques culturelles dominantes est probablement tempérée par l’environnement externe (ressources, climat, densité de population) ainsi que par les variables démographiques (âge). En effet, Suns, Cheng et Teegen (1996) ont découvert que les étudiants plus âgés étaient plus enclins à recourir au piratage de logiciels que les plus jeunes.

De tels résultats peuvent être utilisés pour élaborer des solutions possibles au problème. La relation entre l’individualisme et le piratage de logiciels associée aux caractéristiques des nations collectivistes suggère que les campagnes effectuées pour contrer le piratage devraient démontrer que le piratage est une pratique honteuse qui fait perdre la face devant la communauté à laquelle on appartient. Il s’agit d’inciter le groupe tout entier, plutôt que l’individu, à se conformer aux normes légales. L’industrie du logiciel doit également convaincre les pays « collectivistes » que l’application d’une réglementation stricte en matière de piratage de logiciels contribuera à l’élévation du bien-être général de la société. Cela suggère que les politiques de prévention et de contrôle du piratage soient sensibles aux nuances culturelles reliées à l’individualisme et au collectivisme.

Un certain nombre de personnes ne perçoivent pas le piratage de logiciels comme un problème éthique. Cette perception est particulièrement répandue au sein de la communauté étudiante. Ainsi, dans une étude réunissant 309 étudiants de collège, Cohen et Cornwell (1989) découvrent que le piratage est considéré comme un comportement acceptable et normatif. Quant à Solomon et O’Brien (1990), qui ont étudié un échantillon de 266 étudiants, ils ont trouvé que 71% d’entre eux reconnaissaient avoir permis à d’autres personnes d’effectuer des copies de logiciels protégés et que ces étudiants considéraient cela comme un comportement socialement et éthiquement acceptable.

Si une personne, propriétaire légal d’un logiciel, permet à une autre d’en faire une copie illégale, alors on peut parler d’échange entre les deux parties. Dans ce contexte, les facteurs influençant le donateur et ses motivations seraient mieux expliqués en adoptant la perspective de la théorie de l’échange social plutôt que celle de la prise de décision éthique. Les perceptions d’équité de l’échange devraient jouer un rôle important dans cette décision. L’application de la théorie de l’échange social, en particulier de la théorie de l’équité, est l’approche privilégiée par les auteurs Glass et Wood dans leur article Situational determinants of software piracy : An equity theory perspective , pour examiner l’influence des facteurs situationnels sur les intentions des étudiants qui permettent aux autres d’effectuer des copies illégales de logiciels et qui par là même s’engagent dans la piraterie.

La théorie de l’équité décrit la recherche individuelle de justice et d’équité dans les échanges sociaux. Les individus déterminent l’équité de leurs relations ou échanges avec les autres en évaluant le ratio obtenu en divisant ce qu’ils reçoivent de l’échange et ce qu’ils apportent à l’échange. Une relation équitable existe quand l’individu perçoit que les participants à l’échange reçoivent des parts relatives équivalentes, c'est-à-dire qu’ils reçoivent un juste retour par rapport aux efforts ou ressources investis.

Si on se réfère à cette théorie, le phénomène étudié s’apparente à un échange réciproque. Un avantage d’une telle approche est qu’elle suppose que la décision individuelle de participer au piratage de logiciels est basée sur le désir de l’individu de maximiser ce qu’il retire de son comportement et non sur le contenu éthique de ce comportement.

Les propositions suivantes suggèrent comment certains facteurs situationnels ont un effet sur les perceptions d’équité chez les individus ayant l’intention de fournir à une autre personne un logiciel légalement acquis dans le but de le copier illégalement.

    Proposition 1: L’intention de s’engager dans un tel comportement sera corrélée négativement avec le prix du logiciel.

En effet, du point de vue du prêteur, plus le prix du logiciel est élevé, plus l’échange est perçu comme défavorable.

    Proposition 2: Cette intention sera corrélée positivement avec les conséquences sociales favorables perçues.

Kabanoff (1991) a remarqué que les aspects sociaux constituaient un déterminant important dans l’évaluation de l’équité d’un échange.

    Proposition 3: Cette intention sera reliée positivement à la perception d’une dette antérieure vis-à-vis de la deuxième personne.

Le prêt du logiciel permettrait à l’individu de réduire la tension relative à la dette en suspens et par là même de rétablir l’équité de l’échange.

    Proposition 4: Cette intention sera corrélée positivement à la promesse de redevance effectuée par la deuxième personne.

    Proposition 5: Cette intention sera corrélée positivement aux difficultés financières perçues de la deuxième personne.

Le bénéfice retiré de l’échange par le prêteur serait ici de nature psychologique; en effet il percevrait l’allègement du fardeau financier de la deuxième personne comme un acte altruiste.

    Proposition 6: Cette intention sera corrélée négativement avec les conséquences négatives perçues directement reliées à l’échange, comme le fait d’être pris en flagrant délit.

Les résultats de l’étude corroborent les prédictions basées sur la théorie de l’équité (sur les intentions de l’individu), étant donné des facteurs situationnels spécifiques. Le fait que la décision de l’individu de s’engager dans le piratage soit influencée par son évaluation du ratio décrit précédemment suggère des implications directes pour l’implémentation de stratégies de prévention. Ainsi, au lieu de juger l’acte de piratage lui-même, il s’agit de considérer ce que les individus investissent et retirent en termes de bénéfices. Les étudiants sont d’autant plus réticents à prêter un logiciel lorsque son prix est élevé. L’auteur suggère donc de faire payer aux étudiants un prix significatif pour leurs logiciels (par exemple en les associant à des livres de travail) tout en les avisant que leur piratage conduirait à une hausse des coûts des logiciels légalement achetés. Il convient de noter que cette recommandation est contraire à celle habituellement émise qui préconise de réduire au minimum le prix des logiciels vendus aux étudiants. Cependant, afin de contrer les effets pervers potentiels, cette hausse du prix (« input » de l’équation d’équité) devrait être assortie de conséquences négatives sur les « outcomes » de l’équation.

Quant aux organisations, elles devraient spécifier à leurs membres les clauses suivantes :

  1. Le piratage de logiciels est une activité illégale intolérable,
  2. Ceux qui s’adonnent au piratage seront découverts
  3. Ils seront alors punis avec toute la sévérité requise

Une telle politique met l’emphase sur les conséquences négatives de l’échange et par là même contribue à diminuer le ratio (outcome/input) à la fois pour le fournisseur et le destinataire du logiciel. Les organisations devraient également faire en sorte que leurs membres perçoivent les logiciels comme l’allocation d’une ressource financière importante.

Piratage vu selon le modèle de diffusion

Dans l'article Software Piracy: Estimation of Lost Sales and the Impact on Software Diffusion , les auteurs affirment que le piratage est une forme efficace de promotion qui permet aux firmes d'augmenter leur base d'utilisateurs car, en allant d'un consommateur à l'autre, le produit finit par parvenir aux mains du consommateur qui sera prêt à débourser pour se le procurer. On nous rappelle aussi que si l'on considère le modèle de la diffusion des innovations (innovation diffusion models), on doit considérer l'effet du bouche à oreille entre les utilisateurs et les utilisateurs potentiels comme un moyen efficace d'augmenter une fois la base d'utilisateurs. On va jusqu'à dire que le piratage des logiciels informatiques joue un rôle très important dans la probabilité de convertir un utilisateur potentiel en utilisateur et ce tout au cours du cycle de vie du produit. Les auteurs s'étaient donné comme but de proposer un modèle de diffusion qui permettrait de prendre en considération l'influence du piratage. L'approche permet donc d'estimer les pertes en relation avec le piratage et d'évaluer l'influence du piratage sur la création de nouveaux clients. La recherche a été effectuée en utilisant deux types de logiciels, un logiciel de traitement de texte et un logiciel de type tableur.

On sait que le modèle de diffusion vise à décrire le développement de la courbe du cycle de vie d'un produit et à tracer, ainsi qu'à prédire, les premières ventes dues à l'innovation (Bass 1969; Mahajan, Muller, and Bass 1990). L'idée sous-jacente est de se fier au comportement rationnel des consommateurs selon lequel un groupe d'innovateurs adopteront en premier le produit pour ensuite, via le bouche à oreille, influencer les autres consommateurs. Le piratage amène, en plus du canal usuel de distribution, un second canal. On considérera le bassin d'utilisateurs comme la somme des acheteurs et des pirates. Il devient donc important de comprendre le fonctionnement de la diffusion au niveau du piratage avant de pouvoir juger de son impact réel sur les ventes de logiciels. Les auteurs postulent qu'il existe deux mécanismes pouvant amener le consommateur potentiel au stade de consommateur, soit, une influence externe (publicité et promotion) et une influence interne due aux interactions avec les utilisateurs (par le bouche à oreille).

Par la suite, on affirme qu'il y a probablement une différence au niveau de l'influence du bouche à oreille entre un acheteur et un pirate. En effet, on indique qu'il est probablement plus facile de pirater un logiciel provenant d'un pirate. Aussi, l'acheteur du logiciel est probablement plus crédible quand il parle du logiciel que ne le serait un pirate. Enfin, un acheteur devrait mettre plus d'effort dans l'apprentissage du logiciel qu'un pirate. De ce fait il devrait être en mesure d'avoir une plus grande influence sur les acheteurs potentiels. D'un autre côté, l'intensité du bouche à oreille devrait varier entre un acheteur et un pirate. Le pirate aura probablement de la réticence à parler d'un logiciel dont il n'a pas l'original. Toujours selon les auteurs, il n'y aurait pas de raison de croire à priori que les pirates aient une influence différente de l'acheteur.

Les résultats de cette étude démontrent que les pirates ont un impact significatif sur l'adoption chez les consommateurs potentiels. Le piratage aurait contribué à expliquer 80% des ventes de logiciels. On va jusqu'à dire que pour certains logiciels il serait plus dommageable d'essayer de contrer le piratage que de laisser libre cours à ce comportement.


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Benjamin Mucci
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