Analyse et réflexion

Comme nous l'avons constaté dans le présent travail, le piratage, qu'il soit étudié au niveau des logiciels ou, encore, au niveau des documents audio au format MP3, représente un phénomène en pleine croissance. Il est dommage de constater que très peu de données soient disponibles au niveau de l'impact de la démocratisation récente d'Internet sur le comportement des consommateurs. Tout, pour l'instant, semble indiquer que le piratage est en voie de devenir un comportement accepté et normalisé. Comme nous l'avons vu, plusieurs facteurs semblent expliquer la diversité de comportement tant au niveau de l'individu que de la société. Plusieurs visions et idéologies sont présentées dans les articles scientifiques à savoir par exemple : si l'acte de piratage est bien ou mal, s'il est stratégiquement rentable ou pas. Lors de nos recherches nous nous sommes rapidement rendus compte de l'absence de littérature scientifique sur le comportement du consommateur en terme de piratage. Qui plus est, si l'on s'intéresse plus particulièrement à l'aspect du piratage dans le contexte des réseaux, nous faisons face à un domaine quasiment vierge. Quelques articles scientifiques se sont penchés sur la question du piratage mais se sont concentrés sur des cas plus spécifiques tels le piratage en milieu universitaire et le "softlifting" chez les individus travaillant dans le domaine des systèmes d'information. Nous ne sommes pas parvenus à trouver d'analyse sur le profil et sur les habitudes de consommation des pirates. Il est évident qu'il y a un manque de théorie et de recherche empirique sur le sujet. Dans ce contexte nous vous présenterons dans les lignes suivantes une analyse et une réflexion sur certains aspects que nous trouvons particulièrement pertinents et qui, dans certains cas, pourraient faire l'objet d'études supplémentaires. Au cours de la réalisation de ce travail, nous avons constaté rapidement que nous nous aventurions sur un terrain encore inexploré. En ce sens, nous avons rapidement perdu notre idéal de trouver la vérité sur le comportement du consommateur en terme de piratage et avons réorienté notre travail dans une optique plus exploratoire que descriptive.

Un sujet difficile d'approche

Un constat que nous avons fait en réalisant la recherche d'information sur le sujet du piratage est l'importance de la résistance des gens à aborder le sujet. On pourrait comparer la réticence rencontrée à celle qui caractérise des sujets touchant les comportements sexuels ou la consommation de substances illicites telles les drogues. Le piratage semble faire partie de la famille des sujets dits tabous. Ce constat découle du refus systématique des entreprises de logiciels de nous accorder une entrevue. Nous avons rencontré un phénomène similaire au niveau des professeurs de droit, de sociologie ainsi que d'informatique. Il est difficile de porter un jugement éclairé sur les raisons expliquant ces refus systématiques. Est-ce par manque de temps, par crainte de se prononcer ou encore par manque de réflexion sur le sujet. Une chose est certaine, une réticence importante semble être présente lorsqu'il s'agit de traiter du piratage informatique.

Un phénomène d'envergure

Il est probablement inutile de rappeler l'ampleur du phénomène. Nous en avons déjà fait une présentation détaillée au préalable. Par contre, en considérant le phénomène dans l'optique du comportement du consommateur, il devient intéressant de se questionner sur l'impact à plus long terme d'un tel comportement. Nous voyons dans cette nouvelle réalité une modification majeure au niveau du rapport de force entreprise <-> consommateur. Cette fois, ce ne sont pas les entreprises qui auront tenté d'influencer le consommateur en vue de l'adoption d'un nouveau comportement d'achat mais bien le consommateur qui redéfinit les règles du jeu grâce à un outil. On peut donc dire que la puissance échappe au contrôle des plus grands de l'industrie de la musique et du logiciel. La facilité avec laquelle il est possible d'échanger tout contenu au format digital combinée avec l'adoption grandissante de ce même format dans diverses industries risque non seulement de permettre au consommateur de reproduire l'acte du piratage à ces nouveaux produits mais qui plus est, étant donné l'augmentation grandissante du nombre d'internautes, d'augmenter dramatiquement le "marché potentiel du piratage".

Le titre de pirate se démocratise

L'arrivée des réseaux informatiques bouleverse plusieurs secteurs. Le piratage n'y échappera pas. Avant l'introduction d'Internet, afin d'être en mesure de pirater, le consommateur devait avoir un réseau de personnes au sein duquel des personnes pouvaient avoir accès aux contenus. Le temps de recherche nécessaire était de beaucoup supérieur et pouvait finalement amener le consommateur à acheter le produit en question. Par contre, la nouvelle réalité des réseaux simplifie grandement la diffusion des produits « piratables ». En fait, la démocratisation que subit l'acte du piratage avec l'apparition d'outils très puissants permet à quiconque de pirater sans avoir les connaissances ni les contacts nécessaires. Ce constat risque d'avoir un impact majeur sur la proportion de personnes ayant ce comportement. Mario Cantin, dans l'entrevue réalisée, nous a indiqué qu’il n'y aura pas de modification majeure sur la proportion de piraterie due à l'introduction d'Internet. Il serait intéressant de commencer dès aujourd'hui à réaliser une étude longitudinale qui permettrait de voir l'évolution des comportements dans le temps et selon l'expérience cumulée des Internautes. L'arrivée de nouveaux outils facilitant le piratage des contenus digitaux serait aussi un aspect à suivre de façon attentive. Cette même étude devrait permettre aussi de connaître l'évolution du profil des pirates.

Comprendre la motivation des pirates

Au delà de l'acte de piratage qui vise à se procurer un bien sans le payer, donc généralement pour des questions monétaires, il serait intéressant d'étudier les autres types de motivations pouvant amener une personne à pirater. Mario Cantin nous faisait part du piratage compulsif, un besoin incontrôlable d'acquérir de façon illégale des logiciels. Existe-t-il un piratage sélectif qui, par exemple, amènerait un consommateur à pirater davantage les produits d'une compagnie? Devant la possibilité de pirater deux produits, qu'est-ce qui expliquerait par exemple qu'un consommateur choisira d'acheter un produit et d’en pirater un autre? Est-ce que le consommateur utilise le piratage comme un acte de protestation contre une industrie? Une quantité phénoménale de questions sont actuellement sans réponse afin de comprendre le phénomène du piratage.

L'acte du piratage est souvent présenté dans la perspective où la personne se procure le bien. Il serait pertinent de s'intéresser aussi au comportement du consommateur lorsqu'il est amené à jouer le rôle de distributeur de produit. Les réseaux informatiques permettent à quiconque de jouer ce rôle. Le succès de Napster est expliqué par ce constat. De ce fait, il serait intéressant de comprendre ce phénomène par exemple du point de vue de la théorie de l'équité surtout dans un contexte où les utilisateurs sont habituellement anonymes. À titre d'exemple, une équipe du Xerox Palo Alto Research Center a réalisé une analyse du trafic généré par les utilisateurs du système de partage de fichiers Gnutella. Les résultats de l'analyse Free Riding on Gnutella tendent à démontrer que près de 70% des usagers ne partagent pas de document et que 50% des documents partagés seraient en fait rendus disponibles par moins de 1% des hôtes.

L'acte de piratage perçu différemment selon le bien piraté

En traitant du piratage au sens large, c'est-à-dire en touchant tant au piratage des documents MP3 qu'au piratage des logiciels, il nous a semblé évident qu'il existe une différence dans la perception de l'importance du geste selon que le piratage est effectué sur des documents audio au format MP3 ou encore sur des logiciels. Comme nous l'avons déjà mentionné, si l'on considère l'acte de piratage de façon générale, on sait que la majorité des gens trouvent moins grave le fait de pirater un logiciel que de voler une barre de chocolat. Il serait intéressant de chercher à savoir s'il existe une différence dans la perception de la gravité de l'acte de piratage selon le type de produit piraté. Les études nous ont démontré l'influence du prix sur l'intérêt d'une personne à permettre à quelqu'un de pirater un logiciel. Maintenant que d'autres produits que les logiciels sont piratables, il faudrait chercher à connaître l'impact du type de produit piraté sur les différents aspects du comportement.

L'impact de la dématérialisation des biens sur la valeur perçue

Un des problèmes auquel tant l'entreprise que le consommateur font face avec cette nouvelle réalité, qui tend à rendre tous les produits sans support physique, est de réajuster les prix de ces produits dans un contexte de dématérialisation. Il serait important de chercher dès maintenant à comprendre l'impact de l'absence de support sur la perception de la valeur des produits. Actuellement, il faut être conscient que les produits offerts sont aux antipodes au niveau de la valeur. D'un côté, on retrouve un produit complètement gratuit (MP3 et logiciels piratés) et, de l'autre, une valeur associée à l'achat de ces mêmes produits sur support physique. Il deviendrait important de chercher à comprendre l'impact de la dématérialisation des produits sur la perception du prix ainsi que de trouver des façons de changer les paradigmes des consommateurs afin de modifier les critères d'évaluation du prix, critères souvent en relation avec les caractéristiques physiques des objets. À notre avis, l'aspect qui risque de compliquer ce changement de paradigme réside dans le fait que la possibilité de pirater les biens sous forme numérique n'est pas appelée à disparaître. De ce fait, il est du ressort des entreprises d'offrir un produit qui apporte assez de valeur ajoutée pour justifier aux yeux des consommateurs la différence de prix avec l'option du piratage.

Éducation et sensibilisation du consommateur

Un des problèmes qui est souvent cité par la littérature à propos des considérations légales sur le Web est la difficulté des autorités à faire respecter les lois et règlements. Dans le contexte du piratage c'est l'ensemble des lois qui portent sur les droits d'auteur et la propriété intellectuelle qui sont mises en cause. Comme nous l'a expliqué Mario Cantin " L’intérêt du gouvernement n’est pas dans les droits d’auteur ou la protection de la vie privée mais, davantage au niveau des taxes de ventes qu’il est en train de perdre." En ce sens, à qui revient le rôle d'éduquer le consommateur et de s'assurer de sa bonne conduite dans le cyberespace? Il est d'autant plus critique de trouver une réponse à cette question afin d'orienter le comportement du consommateur car, actuellement, comme le mentionne l'article Legal considérations of Internet use- issues to be adresses , plusieurs utilisateurs d'Internet soutiennent que l'Internet a sa propre dimension et que par le fait même les règles traditionnelles ne s'appliquent pas dans le cyberespace. Si la majorité des utilisateurs adoptent une telle attitude il ne serait pas difficile de tomber dans une anarchie la plus complète comme le laissent sous-entendre certains chercheurs. Un autre constat qui semble faire l'unanimité est la mauvaise compréhension des licences d'utilisation pour les logiciels et des droits rattachés à la reproduction des œuvres musicales au niveau des consommateurs. Comment demander à un consommateur de respecter des règlements qu'il ne comprend pas?

À notre avis il est d'autant plus important d'opter pour une façon de faire qui vise l'éducation du consommateur. Cette alternative est à long terme beaucoup plus durable et moins coûteuse que des recours en justice, ou l'investissement de sommes considérables dans le développement de méthodes de protection qui de toute façon seront contournées à court ou moyen terme. Le dernier exemple de l'échec de la mise en place de telles mesures est la diffusion sur le réseau Internet du code source de l'algorithme servant à prévenir la copie des DVD .

Refonte des modèles d'affaires

Nous terminerons notre réflexion et notre analyse de la situation en préconisant une refonte majeure des modèles d'affaires en vue de combattre le phénomène du piratage. De toute évidence les modèles actuels d'affaires ne correspondent plus aux attentes des consommateurs étant donné les possibilités offertes par les différentes technologies issues des réseaux. Qui plus est, il devient illusoire de revenir à la situation qui précédait dans le domaine de la consommation des logiciels et des pièces musicales. Contrairement à la situation qui prévalait il y a quelques années, le consommateur a maintenant beaucoup de pouvoir entre ses mains. L'information voyageant toujours plus rapidement, il devient primordial pour les entreprises de laisser tomber leur attitude réactive et d'opter davantage pour une approche proactive et de profiter des nouvelles possibilités qu'offrent les technologies émergentes pour surprendre le consommateur en incorporant une valeur ajoutée aux produits actuels. Comme nous l'a rappelé Mario Cantin, le consommateur est prêt à payer pour se procurer des logiciels et des pièces musicales ; par contre l'industrie se doit de lui offrir ceux-ci à un prix qui correspond à ses attentes. Il ne fait aucun doute dans notre esprit que c'est dans une stratégie de mise en marché adaptée à la nouvelle réalité que réside la solution à la plupart des problèmes en matière de piratage.


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Benjamin Mucci
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